Le Conseil des Ministres du 12 novembre a donné lieu à un communiqué concernant le projet d’aménagement du Plateau de Saclay. Le projet présenté par Christian Blanc, secrétaire d’état chargé du développement de la région capitale, prévoit la mise en place d’un établissement public dont la gouvernance sera partagée entre l’Etat, les collectivités territoriales, la communauté scientifique et les entreprises, avec un exécutif désigné par l’Etat. Cet établissement est d’un type nouveau et met directement en cause les EPST comme le CNRS et les EPIC comme le CEA, nous y reviendrons. L’objectif est affirmé d’emblée dans un sous-titre: « Potentiel scientifique et technologique du Plateau de Saclay. Une excellence à mettre au service de la croissance économique ». S’il apparaît à première vue légitime que le potentiel du plateau de Saclay favorise aussi la croissance économique, il est symptomatique que cette « mise au service » soit exclusivement économique, et que les notions de progrès culturel et social –pourtant inscrits dans les missions du CNRS et de l’Université—soient évacuées des missions assignées à l’O.I.N. Il est de surcroît clair que le « progrès économique » visé est celui du profit industriel privé, tant il est vrai qu’aucune mission de service public n’est mentionnée dans le projet.
Le projet initial d’OIN du Plateau de Saclay a ainsi été revu, contracté (par exemple en matière de constructions de nouveaux logements) et resserré autour de son objectif central : réaliser « un pôle scientifique et technologique » à «vocation mondiale». Ce pôle s’appuie sur une zone qui regroupe déjà la plus puissante concentration de personnels et de moyens de la recherche publique française, avec l’énorme atout d’un territoire qui comporte encore une grande réserve foncière sous forme de terres agricoles. Les commentaires autour du projet d’OIN se sont souvent centrés sur les questions d’aménagement du territoire (préservation des terres agricoles etc…). Cet aspect est certes important, mais il n’est que l’un des éléments à considérer. Le fond de l’affaire (dont tout découle, y compris les modalités d’implantation envisagées) est de réaliser le prototype et l’archétype français d’une conception ultralibérale de la science et de l’enseignement supérieur et de leurs relations avec le secteur privé. Avec ce cocktail très particulier au Sarkozysme qui marie la stratégie du capitalisme des catastrophes (décrite par Naomi Klein dans son livre « La stratégie du choc ») – désarçonner toute opposition par l’accumulation d’un déluge de mesures rapides et brutales avec un calendrier ultra-serré – au bonapartisme, le puissant appareil de l’Etat étant requis pour imposer un projet sans passer par l’étape indispensable d’une large concertation avec la population. Actuellement, Christian Blanc fait la tournée des popotes auprès des responsables, des associations et des élus. Il s’agit de convaincre, de persuader que ceux qui ne monteront pas dans le train auront tout à perdre, de faire quelques concessions sur les hectares de terres agricoles, de mettre en avant telle ou telle retombée. Il s’agit en fait de lisser les objections et surtout, surtout d’empêcher les convergences contre le projet, pour l’imposer à marche forcée puisque que le Conseil des ministres devrait en faire l’examen en Janvier 2009 suivi d’un passage à l’Assemblée nationale au printemps. De plus, il ne faut pas sous-estimer que le projet de Christian Blanc comporte des aspects séducteurs… si l’on oublie le contexte. Il est vrai que peu a été fait par les gouvernements précédents pour faire en sorte qu’un potentiel, certes riche, puisse se déployer plus complètement. Cela va du dualisme Universités-Grandes Ecoles au sous-financement chronique de la rénovation et de l’entretien du campus de l’Université Paris-Sud, en passant par la multiplicité des tutelles et des régimes des établissements du Plateau et l’invraisemblable empilement des niveaux de décision et la multiplicité des sources de financement qui dévore le temps des responsables d’établissements, de labos et d’équipes. Ces vices ont été portés à leur paroxysme depuis ces dernières années par le tartinage de nouvelles couches de structures et la généralisation des financements contractuels qui mobilise et fragmente la quête de l’argent jusqu’au niveau individuel. Mais le ras-le-bol et la lassitude ne sauraient justifier de laisser mettre en place une tabula rasa ultralibérale.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le projet de Christian Blanc est un grand exercice de travaux pratiques avec des linéaments idéologiques assez aisés à identifier. Principale clé de lecture : la science est de plus en plus un facteur-clé de la production, une source nouvelle et pérenne de profits, en fait la source directe ou indirecte d’une grande partie des plus-values à venir. Mais cette recherche est coûteuse, et la France est dans le peloton de queue pour l’effort en recherche industrielle. Alors, il s’agit de réorienter l’activité du dispositif public de recherche fondamentale vers les secteurs susceptibles de donner rapidement manière à profit et de faire en sorte de connecter plus directement la meilleure recherche avec les grands groupes. L’appareillage nécessaire a été mis en place depuis 2005, et la région de l’OIN du Plateau de Saclay est sans doute la mieux dotée de France à cet égard. National + régional + local : rien ne manque au tableau.
Il y a les pôles de compétitivité. Des structures industrie-recherche pilotées par des ‘industriels’ : dans le Triangle sud de l’OIN, deux pôles mondiaux SYSTEM@TIC Paris Région (systèmes complexes ; Thalès, Dassault, EADS, …) et MEDICEN (santé ; Génopôle, Aventis, …), chacun ramifié en plusieurs branches, qui ont un ancrage lourd dans le territoire concerné. Et puis, près de Satory (et aussi en Haute et Basse Normandie), un pôle à vocation mondiale, MOVEO, autour des équipements automobiles et des transports collectifs. La proximité géographique de l’Université et des Grandes Ecoles pourrait être un atout important pour enclencher la réforme majeure qui consisterait à intégrer graduellement les écoles d’ingénieurs à l’Université pour donner à ces derniers une culture de recherche. Mais de cela, le projet d’OIN n’a cure : ce qui importe c’est d’offrir sur place aux laboratoires industriels privés le meilleur accès à la fois à la recherche publique et à la main d’œuvre qualifiée, voire d’élite, drainée dans les Ecoles.
Il y a les structures autocratiques qui graduellement confisquent les sources de l’argent et le pouvoir, en contournant le CNRS jugé trop démocratique: l’ANR, qui agit au niveau le plus profond, celui du pilotage thématique par la distribution de financements personnalisés, hors infrastructures communes, hors contrôle de structures élues, qui permet aussi de payer une masse de personnels précaires ; des établissements publics à gouvernance partagée entre privé et public ; des fondations ; des réseaux thématiques de recherche avancée, ou RTRA (DIGITEO, Triangle de la Physique) qui associent des chercheurs des organismes et des universitaires et distribuent du financement, mais sont hors de ces organismes. Puisque le système est basé sur la compétition darwinienne (baptisée « qualité », refrain familier), le système d’évaluation est un élément fondamental. C’est le rôle de l’AERES, avec des experts tous nommés. Les organismes nationaux de recherche (CEA, CNRS …) produisaient seuls ou en association l’essentiel de ce qui constitue la qualité et la productivité de la science française. Mais ces héritiers de l’après-guerre où les communistes ont joué un rôle crucial (après tout, c’est Joliot-Curie qui a impulsé le cap vers le sud de Paris) doivent être remis en cause dans leurs rôles les plus essentiels: recherche fondamentale pluridisciplinaire associant sciences dures et sciences de l’homme (CNRS), recherche appliquée appuyée sur une véritable recherche fondamentale au service de grands objectifs nationaux (CEA) ; maintien et coordination d’un front continu de la connaissance, veille scientifique ; évaluation, prospection, programmation. Ces organismes sont asphyxiés financièrement et leurs prérogatives sont méthodiquement détournées ou purement et simplement abandonnées. Même le projet de découpage en Instituts du CNRS est maintenant dépassé par des projets plus extrêmes. Lisez donc le rapport de l’AERES sur la réorganisation de la recherche en sciences de la vie et de la santé ( http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=1367), rendu public le 13 novembre. Il propose explicitement la création d’un "Institut National des Sciences de la Vie et de la Santé", rassemblant l’ensemble des financements actuellement répartis entre les organismes et les agences (notamment l’ANR) et complètement séparé des structures exécutant la recherche. Du coup, exit le département (pardon, l’Institut) Sciences de la Vie du CNRS. Du côté des universités, on met en place depuis 2007 l’ « autonomie », au nom de laquelle les Universités, étranglées de longue date par des subventions indigentes et laissées à l’abandon par les politiques successives, sont sommées de se trouver elles-mêmes leur financement. Les (grandes) Grandes Ecoles sont intouchées, voire renforcées, avec ainsi la pérennisation d’un système dual de formation propre à la France et dont les graves inconvénients sont pourtant bien connus. L’emploi scientifique est mis en cause, avec la croissance explosive de l’emploi précaire. Le rapport de l’AERES cité quelques lignes plus haut « exprime son inquiétude devant la précocité des titularisations des chercheurs français » (sic). C’est l’antienne de l’insécurité comme clé de la créativité, la stabilité de l’emploi étant conditionnée à l’évolution du facteur H personnel et à la production dans les délais des « milestones » et autres « deliverables » affichés dans les projets de contrats. Enfin, finie la recherche fondamentale comme facteur de connaissance du monde et comme élément fort de la culture : la science, la production intellectuelle et « l’immatériel » sont des marchandises.
Autre aspect majeur du projet de C. Blanc, le dogme de la proximité, du cluster (grappe, en français). Pour faire percoler science, industrie et formation, il faut entasser dans un périmètre restreint labos, université, grandes écoles et entreprises. Le projet comporte ainsi le déplacement ou la déportation d’établissements existants hors de leur tissu d’origine. Favoriser le neuf au lieu de la rénovation. Toujours la tabula rasa, avec au passage un processus de destruction-recomposition piloté par la création de « campus thématiques ». Concernant la proximité, on peut faire quelques remarques. Les exemples mythiques, Silicon Valley entre autres, s’étendent sur des dizaines voire des centaines de kms. Se focaliser sur la proximité, c’est oublier la complexité des réseaux d’échange et de coopération qui traversent le tissu scientifique et structurent ses relations avec le secteur des applications. En fait, avec Internet, tout ce qui est à plus de 30 mètres d’une cafétéria commune est quasiment à l’infini. Le cluster va scintiller dans la nuit ? On va être dans le top-ten du classement de l’université de Shanghai ?? Et alors ? Pour quel bénéfice réel et non le Bling, Bling ? Qui a imposé ce classement arbitraire si peu adapté à la France et à son système distribué d’enseignement supérieur (…dont la qualité transparaît malgré tout, comme l’Allemagne, au travers non pas des 20 premières, mais des 500 premières universités : alors, si on rapporte les résultats à sa population, la France est tout de même 5ème, devant le Japon !).
La plus grosse opération de destruction/recomposition pourrait concerner le centre universitaire d’Orsay (ce projet ne figurait pas dans le rapport Lagayette, lequel a depuis démissionné) (cf http://www.idf.pref.gouv.fr/dossiers/oin.htm). Le 13 octobre : réunion à Orsay en formation plénière des trois conseils de l’Université Paris XI avec comme ordre du jour l’adoption des propositions à remettre au ministère traçant l’avenir de l’Université pour les quatre années à venir. 17 octobre : parution dans le ‘Parisien’ d’un article mentionnant les propos de Christian Blanc, déclarant que le déménagement de l’Université sur le plateau de Saclay est plus qu’une hypothèse alors que cette question, décisive pour l’Université, n’a jamais été soumise à la discussion des instances universitaires. En fait, le campus est un ensemble qui s’est construit sur un demi-siècle, et qui est un fleuron de la recherche et de l’enseignement supérieur français. Il a su essaimer depuis longtemps sur divers lieux du Plateau de Saclay. Une chose est le déménagement planifié de longue date de certaines unités de recherche avec l’accord des personnels, autre chose, et avec une autre signification, serait le déménagement complet ou par morceaux choisis du centre universitaire. La tradition d’Orsay est celle du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche : la qualité et l’accessibilité de l’enseignement et l’excellence de la recherche. Tout projet doit être d’abord mesuré à cette aune et en concertation avec tous les intéressés : enseignants, chercheurs et étudiants. Ils sont pourtant ouverts, et l’ont signifié, aux projets d’avenir qui correspondraient à un développement concerté du campus et de la région. Ce n’est malheureusement pas le cas de ce qui se trame en dehors d’eux et avec une pression et une précipitation absolument inadmissibles. Les choses vont si vite que les informations contenues dans le présent document pourraient bien être périmées au moment de leur diffusion !
Le projet de Christian Blanc est donc clair. Devant des problèmes d’une très grande importance, il propose - ou plutôt tente d’imposer - une certaine vision. Le financement prouvé n’est qu’une très petite fraction de ce qui serait requis, sauf à supputer une irrigation massive par le privé et les collectivités. Les budgets nécessaires à la réalisation de l’OIN seront-ils prélevés sur un budget de recherche et d’enseignement supérieur en stagnation ? Les moyens d’une recherche fondamentale libérée de toute obligation d’application seront-ils garantis ? La coopération entre laboratoires publics et recherche industrielle sera-t-elle fondée sur l’avantage mutuel, ou sur la subordination ?
Bref, c’est un défi qui est posé aux scientifiques, aux étudiants, à la population, aux élus. Nous pensons que l’OIN du Plateau de Saclay doit être saisie dans toutes ses dimensions, dont les surfaces agricoles ne sont, répétons le, qu’un aspect. Nous attirons l’attention sur le danger d’un consensus politique mou qui consisterait à accepter le projet actuel avec quelques concessions secondaires. Ce qui se passe à l’heure actuelle nous donne en fait à cet égard de très vives inquiétudes. Les communistes du campus d’Orsay demandent un ajournement du projet, la mise en place du temps et des modalités d’un débat public, et nous nous associons à tous ceux qui souhaitent des Assises sur la question.
Alors que le Japon et les Etats-Unis (c’est dans la feuille de route d’Obama) et bien d’autres intensifient leur soutien à la recherche fondamentale, alors que de nouveaux acteurs montent en puissance (Chine, Inde…), il est grand temps que la France revienne à des fondamentaux : un soutien financier public et (encore plus) privé beaucoup plus fort de la recherche, une recherche fondamentale forte et indépendante couvrant les principaux champs du savoir, une recherche appliquée à développer et structurer, une fécondation de la recherche industrielle par la reconnaissance de la thèse dans les conventions sociales, un rapprochement réel du système des grandes écoles et des universités, des emplois stables avec un statut et des perspectives pour les personnels et les post-docs, une véritable débureaucratisation restituant enfin toute leur responsabilité à ceux qui ont la charge des établissements et des laboratoires et plus généralement à tous les acteurs de la recherche, un renforcement des coopérations au lieu de la compétition pour la survie qui est en passe de transformer tout le système de recherche en radeau de la Méduse, un lien plus fort science-société nourri par plus de démocratie et un enseignement rénové… Ce ne sont là que quelques pistes, mais qu’il est urgent d’approfondir devant une politique qui non seulement ne règle aucun des problèmes récurrents du système de recherche et d’enseignement supérieur français, mais qui est capable de ronger en quelques années tout le système et de piller les bijoux de la couronne, poules aux œufs d’or qui n’auront pas de descendance.
Comment pourrait-on laisser faire une chose pareille?
Le campus universitaire d’Orsay, 50 années d’histoire et une communauté en quelques chiffres : 236 ha dont 160 ha de Jardin Botanique Universitaire classé, 23 km de voirie, 102 bâtiments totalisant 345 000 m2 de surface dont 175 000 m2 consacrés aux laboratoires de recherche ; des stations de métro aux deux bouts du campus. 9 500 étudiants, 1 500 enseignants et chercheurs, 1 650 personnels administratifs et techniciens ainsi que 1 500 thésards. La formation et la recherche couvrent les champs de la biologie, la chimie, l'informatique, les mathématiques, la physique et les sciences de la Terre et de l'Univers. 35 instituts et laboratoires de recherche. Une recherche de très haut niveau, dont les lauréats Field et Nobel ne constituent que la pointe de l’iceberg, mais aussi une activité de formation remarquable, des jeunes étudiants aux doctorants.
jeudi 20 novembre 2008
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